Art Souilleurs – Le coin lecture

Blog littéraire

ad

Carole Martinez – Du domaine des murmures

Carole Martinez - Du domaine des murmuresRésumé :

Esclarmonde a dix-sept ans lorsqu’elle fait le vœu d’être emmurée vivante pour consacrer sa vie à Dieu, échappant ainsi à un mariage qu’elle a toujours désapprouvé. Mais dans un monde nourri de croyances religieuses et des superstitions les plus folles,  le mystérieux pouvoir qui auréole celle qui va devenir “la Vierge des Murmures” cache un secret qu’il vaut mieux ne pas révéler.

Extrait :

J’ai tenté d’acquérir la force spirituelle, j’ai rêvé de ne plus être qu’une prière et d’observer mon temps à travers un judas, ouverture grillée par où l’on m’a passé ma pitance durant des années. Cette bouche de pierre est devenue la mienne, mon unique orifice. C’est grâce à elle que j’ai pu parler enfin, murmurer à l’oreille des hommes et les pousser à faire ce que jamais mes lèvres n’auraient pu obtenir, même dans le plus doux des baisers.
Ma bouche de pierre m’a offert la puissante de la sainte. J’ai soufflé ma volonté depuis la fenestrelle et mon  souffle a parcouru le monde jusqu’aux portes de Jerusalem. Mes yeux, dans la tombe entrouverte, ont suivi les croisés en route vers Saint-Jean-d’Acre, jadis nommée Ptolémaïs.
Mais ma voix a déplu, on me l’a arrachée. Et les phrases avalées, les mots mort-nés m’étouffent.La foule des peines souterraines me tourmentent. Ce qui n’a pas été dit m’enfle l’âme, flot coagulé, furoncles de silence à percer d’où s’écroulera le fleuve de pus qui me retient entre ces pierres, ce long ruban d’eau noire charriant carcasses d’émotions, cris noyés aux ventres gonflés de nuit, mots d’amour avortés. Saignées de paroles pétrifiées dans leurs gangues.
Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des centres et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés.
Je veux dire à m’en couper le souffle.
Écoute.

Avis :

La plume envoûtante et inimitable de Carole Martinez a encore frappé. Comme dans Le cœur cousu, elle s’intéresse à un destin de femme hors du commun mais cette fois, elle place son intrigue dans un XIIème siècle empreint de croyances inquiétantes, dont l’atmosphère est propice à rendre poreuse la frontière entre les vivants et les morts. L’écriture de Carole Martinez est portée par un souffle incantatoire qui nous donne accès à ce monde, la voix d’Esclarmonde ainsi que son histoire nous ensorcèlent comme si par-delà les siècles son pouvoir existait encore, relayé par une auteure qui ne fait que confirmer un peu plus ses talents de conteuse hors pair. Même si j’avais préféré Le cœur cousu, même si j’ai retrouvé le style du premier sans vraiment de surprise dans ce deuxième roman, j’ai été séduite par cette enrichissante expérience de lecture.

Note :

Carole Martinez (1966) – Française
201 pages – 2011 – ISBN : 978-2-07-013149-5

Delphine de Vigan – Rien ne s’oppose à la nuit

Delphine De Vigan - Rien ne s'oppose à la nuitRésumé :

A travers l’histoire de sa famille du côté maternel, Delphine de Vigan cherche à approcher la figure ambivalente de Lucile, sa mère, et à essayer de comprendre le mystère qui a toujours entouré cette femme, belle et mystérieuse, que sa fragilité mentale a brisée.

Extrait :

J’ignore au fond quel est le sens de cette recherche, ce qui restera de ces heures passées à fouiller dans les cartons, à écouter des cassettes ralenties par l’âge, à relire des courriers administratifs, des rapports de police ou médico-psychologiques, des textes saturés de douleur, à confronter des sources, des discours, des photographies.
J’ignore  à quoi c’est dû.
Mais plus j’avance, plus j’ai l’intime conviction que je devais le faire, non pas pour réhabiliter, honorer, prouver, rétablir, révéler ou réparer quoi que ce fût, seulement pour m’approcher. A la fois pour moi-même et pour mes enfants -sur lesquels pèse, malgré moi, l’écho des peurs et des regrets- je voulais revenir à l’origine des choses.
Et que de cette quête, aussi vaine fût-elle, il reste une trace.

J’écris ce livre parce que j’ai la force aujourd’hui de m’arrêter sur ce qui me traverse et parfois m’envahit, parce que je veux savoir ce que je transmets, parce que je veux cesser d’avoir peur qu’il nous arrive quelque chose comme si nous vivions sous l’emprise d’une malédiction, pouvoir profiter de ma chance, de mon énergie, de ma joie, sans penser que quelque chose de terrible va nous anéantir et que la douleur, toujours, nous attendra dans l’ombre.

Avis :

Encore une fois envoûtée par la plume de Delphine de Vigan, j’ai été bouleversée par ce livre. Je suis particulièrement sensible à la démarche autobiographique dans ce qu’elle a de délicat (comment respecter la pudeur de chacun pour ne pas trop froisser la famille ?) et de complexe (comment rendre compte d’une vie à la troisième personne sans la rendre terriblement cliché et ennuyeuse ?). Delphine de Vigan a remporté ce double challenge avec brio : si ce récit (auto)biographique sonne si juste, c’est parce qu’elle intègre à son ouvrage ses tâtonnements et ses questionnements, parce qu’elle fait de ses errances et de ses hésitations le matériau-même de son “roman” (c’est ainsi que le livre est qualifié sur la couverture). Enfin, c’est parce qu’elle n’hésite pas à assumer sa place au sein de l’histoire qu’elle sait si bien trouver les mots justes. J’ai beaucoup aimé découvrir la manière dont elle s’est construite par rapport à sa mère ; de la même façon que l’auteure cherche dans cette démarche vouée à l’échec – mais néanmoins passionnante – à approcher le spectre maternel, le lecteur a lui aussi le sentiment de toucher du doigt les fondements de l’écriture de Delphine de Vigan, de découvrir la femme derrière la romancière et, même si c’est sans doute illusoire, de la comprendre.
C’est le très beau billet de Clara qui m’a convaincue !

Note :

Delphine de Vigan (1966) – Française
437 pages – 2011 – ISBN : 978-2-7096-3579-0

Guillaume Prévost – Le bal de l’équarrisseur

Guillaume Prévost - Le bal de l'équarrisseurRésumé :

Après avoir brillamment résolu l’affaire des gueules cassées, l’enquêteur François Claudius Simon doit faire face à une nouvelle énigme. Une femme a été retrouvée morte dans un abattoir, sur son corps était écrit “chacun son tour“. Peu de temps après, c’est une jambe que l’on retrouve dans les cuisines du ministère de la guerre avec le message “De la viande pour le Tigre“. Serait-ce Clemenceau qui serait visé ? Tandis que le traité de Versailles se prépare dans une extrême tension, l’affaire doit être résolue vite et dans la plus grande discrétion.

Extrait :

Le corps était à peine dissimulé au milieu des alignements de carcasses. Il suffisait de lever les yeux dans la bonne direction – la deuxième rangée au fond – et la forme humaine se détachait aussitôt dans sa terrible singularité, jurant parmi la lugubre procession des cochons éventrés. Une femme, tête en bas, les mollets ficelés à une traverse de bois, accrochée elle-même à une cheville de boucher. Elle était suspendue de face, complètement nue, sa chevelure grise et ses mains potelées effleurant le carrelage, ses chairs abondantes bleuies par le froid.
François frissonna. Il était un peu fiévreux depuis la veille, la faute à un mois de mai qui n’en finissait pas de se prendre pour novembre. Il laissa même échapper un éternuement dont l’écho couvrit à peine le ronronnement de la machine frigorifique.
- Pas tout à fait une jeunesse, constata Mortier en s’agenouillant près de la victime. Soixante ans bien tapés et un sérieux penchant pour la bouteille d’après la bouffissure des traits… Elle a pris aussi des coups sur le menton, la mâchoire, et ses poignets sont marqués comme si on l’avait attachée.
[...] Mortier se releva de mauvaise grâce tandis que l’un des gardiens de la paix affecté aux abattoirs s’avançait :
- Vous devriez faire le tour, si je peux me permettre.
Sous l’oeil attentif de la dizaine de présents – moitié officiers municipaux et moitié employés de l’écorchoir – François et son collègue se glissèrent entre les carcasses de porcs qui dégageaient de lourdes odeurs carnées. Ils contournèrent à distance le cadavre jusqu’à pouvoir l’examiner de dos : le même corps vieilli, humilié, tragiquement exhibé, tel un vulgaire quartier de viande… Sauf que de ce côté-ci, trois mots avaient été ajoutés au crayon gras, en plein milieu des omoplates : Chacun son tour.
- Eh bien, voilà autre chose ! soupira Mortier. Qu’est-ce que c’est encore que ce merdier ?

Avis :

Après avoir dévoré la première enquête de l’enquêteur François-Claudius Simon, c’est avec beaucoup de plaisir que je me suis lancé dans cette suite (merci à Violaine qui me l’a offerte !). Je crois avoir encore plus apprécié ce deuxième tome que le premier. L’auteur a réussi à intégrer le déroulement de l’enquête dans une phase très critique de l’histoire de France : la négociation du traité de Versailles. On a vraiment l’impression d’être plongé dans cette période ce qui nous permet, tout en découvrant le déroulement de l’enquête, de profiter d’une belle leçon d’histoire  (même si j’imagine que certains passages ont été romancés, bien évidemment).
Après avoir lu le premier tome on connaît les forces et les faiblesses du jeune François-Claudius. Ce deuxième tome nous permet d’être de plus en plus familier avec ce personnage et rend la lecture très plaisante.
Je ne peux donc que vous encourager à vous plonger dans les histoires de l’inspecteur Simon. Quant à moi j’attends avec impatience un 3e volet de ses aventures !

Note :

Guillaume Prévost (1964) – Français
308 pages – 2011 – ISBN : 978-2-84111-446-7

Gilles Schlesser – Saga Parisienne : Un balcon sur le Luxembourg (T.1)

Gilles Schlesser - Saga parisienne 1942 1958 un balcon sur le luxembourgRésumé :

Nous sommes à Paris, sous l’occupation. Dans cette période tumultueuse, la famille Ormen se déchire : Pierre, romancier et résistant, est tout le contraire de son frère Amédée dont le côté collabo n’est pas la seule part d’ombre. Pendant ce temps, la famille Bronstein se fait arrêter au cours de la rafle du 16 juillet 1942.
Une fois la libération venue, Pierre s’en sort plutôt bien et réussit dans tous les domaines. Pourtant, derrière cette apparence heureuse, il porte en lui de lourds secrets…

Extrait :

C’est un monde en noir et blanc, sans nuance. La neige a recouvert uniformément la rue, les trottoirs et le jardin du Luxembourg. Depuis la fenêtre, dans l’obscurité, Pierre Ormen observe ce paysage glacé. Est-ce l’effet du froid ? Un élancement dans la jambe gauche lui rappelle sa blessure récoltée au front en septembre 1939 dans la région sarroise. Une piteuse expédition annonçant d’autres humiliations, militaires et morales : la drôle de guerre, d’abord, puis la France défaite, Paris occupé !
La rue de Vaugirard semble anesthésiée. Encore deux heures et ce sera le couvre-feu. N’étaient les faibles ampoules teintes en bleu des réverbères, la nuit serait totale. Nous vivons enveloppés de ténèbres, pense Pierre. “Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière”… Pourquoi le souvenir de cette lointaine dissertation au Concours général de français s’impose-t-il précisément à cet instant ? Il a trente ans et plus vraiment le tempérament un rien poseur du jeune garçon qui n’hésitait pas à convoquer les grands esprits pour soigner ses effets. Pierre scrute le Luxembourg. La ligne des toits de l’orangerie a maintenant disparu. J’habite, songe-t-il, à la croisée de mes chemins. Au sud, la ligne de Sceaux qui conduit à la maison familiale de Fontenay-aux-Roses. A l’est, les bancs de Louis-le-Grand et de Normale sup’ que j’ai usés pendant de longues années. Au nord, le milieu littéraire de Saint-Germain-des-Prés, mes débuts de romancier. A l’ouest, le mystérieux, qui reste à conquérir.

Avis :

Voici une lecture que j’ai trouvée très plaisante ! Pourtant, les ficelles de ce livre font un peu vues et revues : ce type d’histoire me fait un peu penser aux feuilletons qui sont diffusés pendant l’été sur les grandes chaines de télévision. Une famille déchirée, des gentils, des méchants, des moments parfois cruels… tout y est !
Mais je dois bien avouer que j’ai été happé par cette histoire qui a également le mérite de nous décrire la vie à Paris de 1942 à 1958, pendant les années charnières de l’occupation puis de la libération. Soyons honnête, ce n’est pas de la grande littérature mais c’est un livre qui a le mérite de se lire facilement et avec plaisir. Apparemment, nous devrions retrouver la famille Ormen dans deux autres tomes de la saga et je pense que je plongerai sans me faire prier dans la suite (sortie prévue du tome 2 pour le 20 octobre).

Note :

Gilles Schlesser (1944) – Français
319 pages – 2011 – ISBN : 978-2-84096-694-4

Guillaume Prévost – La valse des gueules cassées

Guillaume Prévost - La valse des gueules casséesRésumé :

Avril 1919 la France se remet douloureusement des blessures de la première guerre mondiale, Clémenceau négocie le traité de paix et l’affaire Landru n’en est qu’à ses débuts. Pendant ce temps, François-Claudius Simon cherche à oublier les heures sombres passées dans les tranchées en vivant ses premières journées d’enquêteur de la criminelle. Sous la houlette de l’inspecteur principal Robineau, François-Claudius se rend sur les lieux de sa première affaire : un homme a été tué mais a surtout été défiguré par son assassin. Qui est donc ce tueur qui s’acharne à transformer ses victimes en “gueules cassées” ?

Extrait :

- De toute évidence, ce jeune homme a été blessé durant la guerre. Regardez, sur sa tempe, cette cicatrice qui ne s’est pas encore estompée mais qui n’est pas non plus à vif. Elle date au moins de sept ou huit mois. L’inspecteur Simon a dû être blessé aux environs du printemps ou de l’été 1918… Une blessure suffisamment grave pour qu’il soit rapatrié à l’arrière jusqu’à la fin des hostilités. Ce qui expliquerait qu’on ne l’ait pas renvoyé sous les drapeaux et que rendu à la vie civile, il ait pu s’inscrire à l’école de police. Comment est-ce arrivé, Simon ?
- Pardon ? balbutia François.
- Votre blessure…
- Je… sur l’Aisne, en mai 1918. Pendant la contre-offensive allemande…
- Mauvais souvenir, en effet… Quelle unité ?
- 22e division, 62e régiment d’infanterie, monsieur. On s’est battu trois jours sans discontinuer et on a dû se replier sur Bazoches. C’est là que j’ai été blessé à la tête.
- Mais vous ne seriez pas ici si vous en aviez gardé des séquelles, j’imagine ?
François songea aux cauchemars qui le hantaient la nuit, aux visions d’horreur qui l’assaillaient à l’improviste, aux douleurs pour mastiquer et à ces coups de poignard, surtout, qui lui transperçaient quotidiennement le crâne.
- Non, finit-il par répondre, aucune séquelle.
- Tant mieux, Simon ! Inspecteur principal Robineau, déclara l’homme en lui tendant la main. Ne serrez pas trop fort tout de même, j’ai été blessé au poignet, du côté de Graonne…
Il salua ensuite Lefourche avec la même solennité, puis brandit son rectangle de papier vert.
- Là-dessus, messieurs, je dois vous laisser. On nous a transmis une fiche d’intervention à propos de coups de feu à la gare Montparnasse. Je comptais emmener Gommard, histoire de lui faire un peu d’exercice, mais puisque nous avons deux novices, profitons-en pour leur apprendre le métier. Mortier, je vous confie Lefourche, mettez-le au courant de la procédure et des habitudes de la maison. Moi, je me charge de notre soldat : après quatre années dans les tranchées, il a mérité de prendre l’air.
Il pointa sur François un doigt énergique.
- Qui sait, inspecteur Simon, c’est peut-être le début de votre première affaire.

Avis :

Bien que n’étant pas un grand fan des romans policiers, je dois dire que j’ai été totalement conquis par celui-ci. Loin de faire de ce livre une banale enquête policière, Guillaume Prévost nous livre ici une histoire avec des personnages attachants. Leurs caractères bien trempés, nous permettent d’être captivé par l’enquête mais aussi de profiter d’une leçon d’Histoire. L’auteur a en effet fait côtoyer la petite histoire et la grande : on retrouvera dans ce livre l’affaire Landru, les manifestations du 1er mai, la négociation du traité de paix ainsi que les nombreuses privations en ce lendemain de la Grande Guerre. L’intrigue, quant à elle, est très bien ficelée et riche en rebondissements.
“La valse des gueules cassées” n’est que le premier livre d’une série d’enquêtes de François-Claudius Simon et je vous parlerai très bientôt de la suite !

Apparemment je ne suis pas le seul à avoir aimé ce livre puisque Laurence en a aussi fait une très bonne critique.

Note :

Guillaume Prévost (1964) – Français
277 pages – 2010 – ISBN : 978-2-2640-5271-1

Joseph Kessel – Le lion

Résumé :

Lorsque le narrateur découvre à l’aube la quiétude des animaux sauvages dans la réserve de John Bullit, il tombe immédiatement sous le charme de ceux-ci. C’est dans cette atmosphère magique et presque irréelle qu’il fait la connaissance de Patricia, âgée d’une dizaine d’années. Fille de l’administrateur de la réserve, elle  a un don qui lui permet de communiquer avec les bêtes. Elle règne ainsi sur un royaume sauvage et fascinant. Se prenant d’amitié pour le narrateur, elle lui fait découvrir son amitié avec un King, un superbe lion qu’elle a recueilli et sauvé quand il était bébé. Les deux êtres sont unis par un amour pur et sans partage.

Extrait :

Je tremblais de plus en plus vite. Ma peur croissait d’instant en instant. Mais il n’y avait pas un bonheur au monde que j’aurais accepté d’échanger contre cette peur-là.
Un rire enfantin, haut et clair, ravi, merveilleux, sonna comme un tintement de clochettes dans le silence de la brousse. Et le rire qui lui répondit était plus merveilleux encore. Car c’était bien un rire. Du moins, je ne trouve pas dans mon esprit, ni dans mes sens, un autre mot, une autre impression pour ce grondement énorme et débonnaire, cette rauque, puissante et animale joie.
Cela ne pouvait pas être vrai. Cela tout simplement ne pouvait pas être.
A présent, les deux rires – clochettes et rugissements – résonnaient ensemble. Quand ils cessèrent, j’entendis Patricia m’appeler.
Glissant et trébuchant, je gravis la pente, me raccrochai aux arbustes, écartai la haie d’épineux avec des mains alrdées de ronces et sur lesquelles le sang perlait.
Au-delà du mur végétal, il y avait un ample espace d’herbes rases. Sur le seuil de cette savane, un seul arbre s’élevait. Il n’était pas très haut. Mais de son tronc noueux et trapu partaient, comme les rayons d’une roue, de longues, fortes et denses branches qui formaient un parasol géant. Dans son ombre, la tête tournée de mon côté, un lion était couché sur le flanc. Un lion dans toute la force terrible de l’espèce et dans sa robe superbe. Le flot de la crinière se répandait sur le mufle allongé contre le sol.
Et entre les pattes de devant, énormes, qui jouaient à sortir et à rentrer leurs griffes, je vis Patricia. Son dos était serré contre le poitrail du grand fauve. Son cou se trouvait à portée de la gueule entrouverte. Une de ses mains fourrageait dans la monstrueuse toison.
“King le bien nommé. King, le Roi.” Telle fut ma première pensée.

Avis :

La plume de Kessel est magique : elle a le don de nous emmener très loin, vers des contrées qui nous sont étrangères, mais en même temps, elle nous susurre à l’oreille des mots qui résonnent en nous avec des échos familiers. J’ai trouvé remarquable la façon dont l’auteur réussit à nous faire partager les sentiments contradictoires du narrateur : envoûtement et crainte sont omniprésents mais on ne se départit jamais d’un émerveillement qui est autant porté par l’exotisme du paysage en toile de fond que par les personnages de la famille Bullit. Les liens qui unissent entre eux les protagonistes sont extrêmement touchants et décrits avec une sensibilité remarquable. On craque pour King qui fait plus penser à un gros chien qu’à un animal sauvage et  féroce, on sent monter la tension au fur et à mesure que le jeu de Patricia devient de plus en plus dangereux, on conçoit aussi parfaitement la découverte de la tristesse engendrée par la perte de ce qu’on aime le plus au monde. C’est une très belle fable qui nous amène à réfléchir sur le caractère impitoyable de l’existence.

Note :

Joseph Kessel (1898-1979) – Français
241 pages – 1958 – ISBN : 978-2-0703-6808-2

Ian McEwan – Sur la plage de Chesil

Ian McEwan - Sur la plage de ChesilRésumé :

Florence et Edward viennent de se marier et s’apprêtent à passer leur nuit de noces. Mais si lui attend ce moment avec impatience, elle, le redoute. Ils n’ont jamais été habitués à cette intimité nouvelle et le poids des non-dits et d’une incompréhension mutuelle pèse sur leurs épaules.

Extrait :

Ils avaient tellement de projets, de projets grisants, amassés devant eux dans l’avenir embrumé, , aussi richement enchevêtrés que la flore estivale du Dorset, et aussi beaux. Où et comment ils vivraient, qui seraient leurs amis les plus proches, le poste qu’Edward occuperait dans l’entreprise de son beau-père, la carrière musicale de Florence, ce qu’ils feraient de l’argent qu’elle avait reçu de son père, et leur refus de devenir comme tout le monde, intérieurement du moins. c’était encore l’époque – elle se terminerait vers la fin de cette illustre décennie, – où le fait d’être jeune représentait un handicap social, une preuve d’insignifiance, une maladie vaguement honteuse dont le mariage était le premier remède. Presque inconnus l’un de l’autre, ils atteignaient, étrangement réunis, un des sommets de leur existence, ravis que leur nouveau statut promette de les hisser hors de leur interminable jeunesse – Edward et Florence, enfin libres ! Un de leurs sujets de conversation favoris était leur enfance, moins ses plaisirs que le brouillard de préjugés comiques dont ils émergeaient, ou que diverses erreurs de leurs parents et leurs pratiques d’un autre âge, qu’ils trouvaient désormais pardonnables.

Avis :

Ce livre retranscrit une réalité vieille seulement d’un demi siècle mais qui est difficilement concevable aujourd’hui, à une époque où le sexe est tout à fait banalisé. L’auteur a bien su montrer comment le poids des traditions pèse sur chacun des personnages, comment l’homme et la femme envisagent de façons très différentes leur première “nuit d’amour”. J’ai bien aimé cette façon rétrospective d’envisager l’époque et de resituer les mentalités de début des années soixante juste avant le carrefour d’une libération sexuelle qui aurait grandement facilité la tâche de ces deux tourtereaux. Avant même d’avoir débuté leur vie commune, Florence et Edward sont victimes des mentalités puritaines qui les condamnent et l’auteur a su nous faire entrer avec beaucoup de brio dans l’esprit des deux protagonistes.

Note :

Ian McEwan (1948) – Anglais
149 pages – 2008 – ISBN : 978-2-07-078546-9

Marie Nimier – La Reine du silence

Résumé :

Marie Nimier revient dans ce livre sur la figure de son père, Roger Nimier, qui s’est tué dans un accident de voiture en 1962 quand elle avait cinq ans. Entre le mythe élaboré par les autres autour de l’écrivain et ses bribes de souvenirs de fillette, elle doit composer avec une ombre inquiétante et insaisissable, celle d’un père distant et souvent absent, peu enclin à accorder de l’attention à l’enfant qu’elle était.

Extrait :

Je n’ai gardé de lui que quelques souvenirs, bien peu en vérité. Je me tourne vers ses amis. Ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont publié, les rumeurs qu’ils ont colportées. Drôle de façon de voir son père. De le rencontrer. On le décrit tour à tour et parfois simultanément comme un être désinvolte, sérieux, menteur, loyal, lent, rapide, travailleur, paresseux, cynique, patriote, cruel, tendre, indifférent, passionné, grave, frivole, ponctuel, généreux et malhabile de ses sentiments comme on est maladroit de ses mains. J’ajouterais qu’il fut aussi journaliste, rédacteur en chef, scénariste et, jusqu’à sa mort, conseiller littéraire chez Gallimard – c’est ainsi qu’il fit la connaissance de Sunsiaré de Larcône, alias Suzy Durupt, auteur de La messagère et de quelques romans inédits. Je dirais aussi qu’il eut trois enfants dont le premier, Guillaume, mourut à la naissance, ce qui conditionnerait toute la suite du récit. Je parlerais de Martin, de dix-huit mois mon aîné, de Hugues aussi, mon demi-frère né d’un premier mariage de ma mère. Je m’aventurerais à raconter ces anecdotes qui émaillent la légende paternelle, les connues et les moins connues. Je gratterais un peu, allant jusqu’à retrouver dans la correspondance privée quelques aventures lourdes de sens qui donneraient un éclairage nouveau sur le personnage. Et je mettrais le tout à la poubelle.
Ou alors, je commencerai par une visite au cimetière de Saint-Brieuc.  Ma première visite, il y a trois ans. J’écrirai qu’au début il y a beaucoup de pierres, et des arbres, beaucoup aussi. Beaucoup de tombes alignées comme les petits lits d’un dortoir en plein air. Au début on se dit, oui, c’est la première chose qui m’est venue à l’esprit en arrivant au cimetière : ils sont bien, là, avec la mer en contrebas. Il est bien là.

Avis :

Ce livre relève d’une démarche psychanalytique puisque Marie Nimier s’attache à lever le voile sur la figure paternelle, non pas dans l’optique de déballer son linge sale, mais bien pour apprendre à vivre avec ce qui constitue son histoire, avec les vieux démons qui la hantent et en même temps pour une raison simple et essentielle : parce qu’elle a besoin de trouver sa place dans le monde. Cette démarche humble et personnelle est touchante et m’a donné envie de découvrir Marie Nimier romancière.

Note :

Marie Nimier (1957) – Française
203 pages – 2004 – ISBN : 978-2-07-032084-4

Alan Bennett – La Reine des lectrices

Résumé :

C’est en découvrant un jour par hasard le bibliobus de Westminster que la Reine d’Angleterre fait connaissance avec les livres par l’intermédiaire du jeune Norman Seakins, qui travaille aux cuisines du palais. Mais le goût de Sa Majesté pour la lecture bouscule quelque peu le protocole et l’entourage de la Reine voit d’un mauvais œil cet engouement qu’il ne comprend pas.

Extrait :

Les choses étant ainsi, il leur arrivait fréquemment de tomber sur elle au détour d’un couloir, dans l’une ou l’autre de ses résidences, ses lunettes sur le nez, un carnet et un crayon à côté d’elle. Elle relevait les yeux, avant de leur adresser un regard bref et d’esquisser un signe de la main. “Je constate avec plaisir qu’il y a au moins quelqu’un d’heureux dans cette maison”, disait le duc en s’éloignant d’un pas traînant. Et c’était la vérité : elle était heureuse. La lecture avait suscité en elle une passion telle qu’elle n’en avait jamais connue auparavant et elle dévorait les livres à une vitesse ahurissante – même si, en dehors de Norman, nul ne s’en apercevait vraiment.
Elle ne parlait d’ailleurs de ses lectures à personne, encore moins en public, sachant qu’une passion aussi tardive – si sincère soit-elle – risquait de l’exposer au ridicule. Il en serait allé de même, songeait-elle, si elle s’était brusquement enthousiasmée pour Dieu ou pour la culture des dahlias. A son âge, à quoi bon ? auraient pensé les gens. Pour elle, cependant, rien n’était plus sérieux et elle éprouvait à l’égard de la lecture le même sentiment que certains écrivains envers l’écriture : il lui était impossible de s’y dérober. A cette époque avancée de son existence, elle se sentait destinée à lire comme d’autres l’avaient été à écrire.
Au début, il est vrai, elle lisait avec émotion mais non sans un certain malaise. La perspective infinie des livres la déconcertait et elle ne savait pas comment la surmonter. Il n’y avait aucun système dans sa manière de lire, un ouvrage en amenait un autre et elle en lisait souvent deux ou trois en même temps. Elle avait franchi l’étape suivante en se mettant à prendre des notes : depuis, elle lisait toujours un crayon à la main, moins pour résumer l’ouvrage que pour recopier certains passages qui l’avaient particulièrement frappée. Ce fut seulement au bout d’un an de cette pratique qu’elle se risqua, non sans hésiter, à noter de temps à autre une réflexion de son cru. “Je perçois la littérature comme une immense contrée, inscrivit-elle un  jour : je me suis mise en route vers ses confins les plus extrêmes, en sachant que je ne les atteindrai jamais.” Elle ajouta, sans transition : “Le protocole a ses mauvais côtés, mais l’embarras est bien pire.”

Avis :

J’ai eu un véritable coup de cœur pour ce petit roman très drôle. Eloge vibrant de la lecture exprimé à travers le regard d’un être pour le moins hors du commun, il rend hommage à ce plaisir incompris pour ceux qui ne sont pas encore tombés dans la marmite : à savoir celui de dévorer des pages et des pages de littérature.

Note :

Alan Bennett (1934) – Anglais
2009 – 122 pages – ISBN : 978-2-07-041960-9

Dino Buzzati – Le désert des Tartares

Résumé :

Lorsque Giovanni Drogo arrive au fort Bastiani pour entamer une carrière dans les armes, il ne pense pas y rester bien longtemps. Ici, on surveille le désert mais personne ne croit plus vraiment à une invasion des Tartares, même si chaque soldat l’espère encore secrètement.

Extrait :

Jusqu’alors, il avait avancé avec l’insouciance de la première jeunesse, sur une route qui, quand on est enfant, semble infinie, où les années s’écoulent lentes et légères, si bien que nul ne s’aperçoit de leur fuite. On chemine placidement, en regardant avec curiosité autour de soi, il n’y a vraiment pas besoin de se hâter, derrière vous personne ne vous presse, et personne en vous attend, vos camarades aussi avancent sans soucis, s’arrêtant souvent pour jouer. Du seuil de leurs maisons, les grandes personnes vous font des signes amicaux et vous montrent l’horizon avec des sourires complices ; de la sorte, le cœur commence à palpiter de désirs héroïques et tendres, on goûte l’espérance des choses merveilleuses qui vous attendent un peu plus loin ; on ne les voit pas encore, non, mais il est sûr, absolument sûr qu’un jour on les atteindra.
Est-ce encore long ? Non, il suffit de traverser ce fleuve, là-bas, au fond, de franchir ces vertes collines. Ne serait-on pas, par hasard, déjà arrivé ? Ces arbres, ces prés, cette blanche maison ne sont-ils pas peut-être ce que nous cherchions ? pendant quelques instants, on a l’impression que oui, et l’on voudrait s’y arrêter. Puis l’on entend dire que, plus loin, c’est encore mieux, et l’on se remet en route, sans angoisse.
De la sorte, on poursuit son chemin, plein d’espoir ; et les journées sont longues et tranquilles, le soleil resplendit haut dans le ciel et semble disparaître à regret quand vient le soir.

Avis :

Voilà un livre dont j’ai entendu parler depuis longtemps mais dont je retardais la lecture, sans doute pour le savourer pleinement quand le moment me semblerait venu. J’en sors pourtant mitigée. J’ai beaucoup apprécié les passages ouvrant à la réflexion dans lesquels l’auteur évoque la fuite du temps et l’incapacité de Giovanni à en prendre conscience. Mais j’ai aussi regretté le manque de complexité de l’intrigue et l’impossibilité inéluctable de l’auteur à aller au-delà de cette sinistre vision de l’existence. En fait, la première évocation du temps qui passe est très réussie, elle est à la fois pertinente et poétique ; malheureusement, elle revient comme une litanie à intervalles réguliers, ce qui lui fait perdre de son relief. Dès le début, Giovanni paraît condamné à vivre cette vie, mais aussi très vite résigné. C’est peut-être ça qui m’a semblé le plus déprimant : ce regard pessimiste et désabusé sur la destinée humaine et aussi le fait que rien ne vient contrebalancer le désenchantement de plus en plus présent.

Note :

Dino Buzzati (1906-1972) – Italien
242 pages – 1949 – ISBN : 978-2-2530-0375-5

  • Categories

  • Suivez-nous…

    ...sur le Web. Pour nous contacter, écrivez-nous à l'adresse suivante : art[point]souilleurs[at]free.fr

    Et retrouvez-nous aussi sur les médias sociaux :

  • Recherche

  • Partenariats

    toute la culture sur ulike



    Liblfy

    Book crossing

    Challenge du 1% littéraire
  • Fiches auteurs

  • Nuage de tags

  • Tags

  • Commentaires récents

  • Liens

  • Archives

  • Administration