Résumé :

Contrairement à ses précédents livres qui se présentent sous la forme explicite d’autobiographies individuelles (écrites à la première personne du singulier), celui-ci est écrit à la 3ème personne du singulier, alternant le “elle” et le “on”. Il s’agit pour l’auteur d’effectuer une sorte de radiographie de l’époque dans laquelle elle a vécu, mais cela se fait à travers le filtre de sa subjectivité. C’est d’ailleurs très subtil puisque le “on” impersonnel peut tout aussi bien désigner les gens de sa génération que dissimuler un “je”. A 68 ans, Annie Ernaux met en forme le “livre de sa vie” d’une façon très universelle puisque chacun a l’impression d’y lire son histoire, en même temps qu’il est le témoin du regard que l’auteur porte sur son temps.

Extrait :

Les espaces marchands s’élargissaient et se multipliaient jusque dans les campagnes en rectangles de béton hérissés de panonceaux lisibles depuis l’autoroute. Des lieux de consommation dure où l’acte d’acheter s’effectuait dans un dépouillement aride, blocs de construction à la soviétique, contenant chacun, en quantité monstrueuse, la totalité des objets disponibles d’une même gamme, chaussures, vêtements, bricolage, et un Mac Do en récompense pour les enfants. A côté, l’hypermarché déroulait ses deux mille mètres carrés de nourriture et de produits déclinés pour chaque catégorie en une dizaine de marques. Faire ses courses réclamait plus de temps et de complications, surtout pour ceux qui n’avaient qu’un Smic à dépenser en un mois. La profusion de la richesse occidentale se donnait à voir et à toucher en couloirs parallèles de marchandises où, du haut de l’allée centrale, le regard se perdait. Mais on levait rarement la tête.
C’était un lieu d’émotions rapides et sans pareilles, curiosité, surprise, perplexité, envie, dégoût – de luttes rapides entre les pulsions et la raison. En semaine, c’était la destination de promenade d’un après-midi, l’occasion d’une sortie pour les couples retraités qui venaient remplir lentement leur caddie. Le samedi, les familles entières affluaient et jouissaient nonchalamment de la proximité des objets du désir.
Dans le plaisir ou l’énervement, la légèreté ou l’accablement selon les jours, l’acquisition des choses – dont on disait ensuite “ne plus pouvoir se passer” – aimantait de plus en plus la vie. En écoutant la dernière chanson de Souchon, Foule sentimentale, c’était comme si on se contemplait dans cent ans, tels que les gens d’alors nous verraient, et l’on avait l’impression mélancolique de ne pouvoir rien changer de ce qui nous emportait.

Avis :

Ce livre, très particulier dans sa forme, fait écho en chacun de nous, témoins de notre temps tout autant qu’Annie Ernaux. Il mêle étroitement histoire individuelle et histoire collective : la narratrice porte sur elle-même un double regard, comme si elle se contemplait dans un miroir et en même temps de l’intérieur. Cela permet de revivre les dernières décennies à travers ce personnage, cette autre “elle” qui s’incarne par intermittence au gré de photos ou de films, où elle revoit la petite fille puis la femme qu’elle a été. Et le procédé d’écriture fait mouche : on ressent avec d’autant plus d’acuité les événements qu’elle relate à travers les sentiments qu’ils génèrent : de l’évolution de la condition des femmes à la libération sexuelle en passant par l’avènement de la société de consommation, l’identification du lecteur avec la narratrice se fait presque de manière inconsciente. On se dit que tout a changé, et en même temps, on se retrouve dans les interrogations qui ont jalonné l’existence de cette femme. Ce que j’aime dans ce livre, c’est la prise de conscience qu’il fait naître : celle des similitudes qu’on retrouve en chaque être humain, et au sein de cela, en même temps, on distingue l’émergence d’une individualité. Un témoignage qui m’a beaucoup touchée, qui fait pas mal cogiter, aussi sur l’écriture et les formes qu’elle prend, réflexion à laquelle l’auteur se livre elle-même dans son bouquin. C’est un des rares livres que je conseillerais vivement à n’importe qui car j’estime que sa portée est suffisamment forte pour que chacun puisse s’y retrouver un peu.
Et pour ceux que ça intéresse, voici une interview d’Annie Ernaux qui parle de son livre.

Note :

Annie Ernaux (1940) – Française
242 pages – 2008 – ISBN : 978-2-07-077922-2