Résumé :

En s’appuyant sur l’exemple de la société kabyle, Bourdieu nous propose une réflexion sur la vision androcentrique  du monde (c’est-à-dire centrée sur l’homme) qui structure les sociétés (et notamment la nôtre). Il met en lumière la façon dont ces structures ont été intériorisés par les gens de telle sorte que la domination masculine s’exerce de manière particulièrement insidieuse parce qu’inconsciente.

Extrait :

Lorsqu’elles [les femmes] participent à un débat public, elles doivent lutter, en permanence, pour accéder à la parole et pour retenir l’attention, et la minoration qu’elles subissent est d’autant plus implacable qu’elle  ne s’inspire d’aucune malveillance explicite, et qu’elle s’exerce avec l’innocence parfaite de l’inconscience : on leur coupe la parole, on adresse, en toute bonne foi, à un homme la réponse à la question intelligente qu’elles viennent de poser (comme si, en tant que telle, elle ne pouvait, par définition, provenir d’une femme). Cette sorte de déni d’existence les oblige souvent à recourir, pour s’imposer, aux armes des faibles, qui renforcent les stéréotypes : l’éclat voué à apparaître comme caprice sans justification ou exhibition immédiatement qualifiée d’hystérique ; la séduction qui, dans la mesure où elle repose sur une forme de reconnaissance de la domination, est bien faite pour renforcer la relation établie de domination. Et il faudrait énumérer tous les cas où les hommes les mieux intentionnés (la violence symbolique, on le sait, n’opère pas dans l’ordre des intentions conscientes) accomplissent des actes discriminatoires, excluant les femmes, sans même se poser la question, des positions d’autorité, réduisant leurs revendications à des caprices, justiciables d’une parole d’apaisement ou d’un tapotement sur la joue, ou bien, dans une intention d’apparence opposée, les rappelant et les réduisant en quelque sorte à leur féminité, par le fait d’attirer l’attention sur la coiffure ou tel ou tel autre trait corporel…

Avis :

Un livre tout à fait passionnant et bluffant par son intelligence. Ca m’a fait prendre conscience de plein de choses, surtout parce que Bourdieu choisit des exemples signifiants et exprime clairement des idées qu’on peut avoir pressenties sans pour autant avoir réussi à les formuler clairement. Quand j’en ai parlé à Antoine, en lui citant des passages qui m’avaient marquée, cela lui a semblé très daté et plus vraiment d’actualité. Je reconnais bien sûr que l’évolution de la condition des femmes a été considérable au XXème siècle ; néanmoins il me semble qu’il ne suffit pas d’un claquement de doigts pour faire disparaître des archétypes ancrés dans les esprits depuis de nombreuses générations. La domination masculine actuelle est d’autant plus pernicieuse qu’elle ne subsiste plus que dans un inconscient collectif intériorisé ; ce dont (sans vouloir jouer les féministes) les hommes sont à peu près incapables de prendre conscience. M’intéressant à la cause féministe, j’ai d’ailleurs l’impression de me retrouver face à un cercle vicieux ; simplement parce que ce sont des femmes qui ont ressenti avec le plus d’acuité et exprimé le plus justement la manière dont s’exerçait cette domination (voir à ce propos l’analyse de La promenade au phare de Virginia Woolf proposée par Bourdieu), le féminisme est en quelque sorte dévalué (ou du moins, c’est un mouvement par lequel les hommes ne se sentent pour la plupart, pas concernés). D’où mon interrogation finale : comment un homme a-t-il pu écrire un livre aussi percutant sur cette question ? Je compte bien continuer à me plonger dans l’oeuvre de Pierre Bourdieu, dont vous pouvez consulter la biographie si cela vous intéresse.

Note :

Pierre Bourdieu (1930 – 2002) – Français
168 pages – 1998 – ISBN : 2-02-055771-1