Résumé :

Il ne s’agit pas d’un roman classique à la trame truffée d’aventures. Ce livre retrace une journée dans la vie de Clarissa Dalloway qui prépare une réception mondaine. Mais au lieu de décrire un enchaînement d’événements, il s’attache à transmettre les pensées intérieures des divers personnages, en une succession de monologues intérieurs au style indirect libre. A travers une écriture extrêmement poétique, on saisit le récit à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, ce qui confère au réel ainsi fictionnalisé une véritable profondeur, donnant au roman la couleur de la vie même.

Extrait :

Venue du fond des âges, de l’époque où les pavés étaient de l’herbe, où il y avait là un marécage, depuis l’époque des dents de sabre et des mammouths, l’époque des levers de soleil silencieux, cette loque humaine – c’était une femme, car elle portait une jupe -  la main droite tendue, la gauche agrippée à sa jupe, depuis toujours se tenait là à chanter l’amour, l’amour qui dure depuis des millions d’années, l’amour vainqueur, et son amant, mort depuis des siècles, qui, il y a des millions d’années, s’était promené avec elle, chantonnait-elle, au joli mois de mai. Mais, dans la suite des temps, longs comme un jour d’été, et tout flamboyants d’asters rouges, se rappelait-elle, il était parti ; la gigantesque faux de la mort avait fauché ces immenses collines, et quand elle finirait par poser sa tête blanchie et infiniment âgée sur la terre, qui ne serait plus qu’un résidu de glace, elle implorait les dieux de poser à ses côtés un bouquet de bruyère pourpre, là-haut sur son tertre funéraire que caresseraient les derniers rayons du soleil. Car alors la grande parade de l’univers serait terminée. [...]
Se rappelant encore comment, en quelque immémorial mois de mai, elle s’était promenée avec son amant, cette pompe rouillée, cette loque humaine, une main tendue en quête d’obole, l’autre agrippée à sa jupe, serait encore là dans dix millions d’années, se rappelant comment elle s’était promenée au joli mois de mai, en un lieu maintenant envahi par la mer, avec qui, peu importe, c’était un homme, pour cela oui, un homme qui l’aimait. Mais le passage du temps avait brouillé la clarté de ce joli mai-là ; les fleurs aux pétales éclatants étaient blanchies de givre argenté. Et elle ne voyait plus, lorsqu’elle l’implorait (comme elle le faisait, là, c’était clair), “regarde-moi dans les yeux, avec ardeur, de tes doux yeux”, elle ne voyait plus ses yeux bruns, sa moustache noire ni son visage hâlé, mais seulement une forme vague, l’ombre d’une forme, à qui, avec la fraîcheur pépiante des personnes très âgées, elle gazouillait encore “donne-moi ta main, laisse-moi la serrer doucement”…

Avis :

Je viens d’apprendre que Virginia Woolf voulait à l’origine intituler son roman The Hours, titre repris par Michael Cunningham pour son très beau roman inspiré de Mrs Dalloway et de la vie de Virginia Woolf elle-même (qui a aussi donné lieu à un film superbe, que je vous conseille vivement).
Mais revenons à la critique dont il est ici question : ce livre est absolument magnifique, d’une poésie et d’une délicatesse rares, il se déroule en une succession de petites touches qui vous frappent en plein cœur. On y distingue à la fois la peinture de la vie ordinaire, telle qu’elle se déroule au quotidien, perçue de l’extérieur ; et en même temps, on plonge dans l’esprit des protagonistes, dans un abîme où se heurtent souvent la beauté et la folie, l’amour et la mélancolie. Le livre est tout entier nimbé d’une aura de nostalgie et souligne la porosité des frontières entre le bonheur et le désespoir, le présent et le passé. Il s’en dégage une émotion quasiment indescriptible, un sentiment qui s’installe durablement dans le cœur, et qui fait trembler les contours de l’existence, vous laissant au sortir du livre un peu bouleversé et égaré.
De plus, quand on connaît un peu la biographie de Virginia Woolf (ses problèmes de santé, sa fragilité sur le plan physique et mental), ce livre trouve une résonnance encore plus profonde. Un claissique à côté duquel il ne faut pas passer.

Note :

Virginia Woolf (1882-1941) – Anglaise
321 pages – 1925 – ISBN : 2-07-038741-0