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Résumé :

En 1944, Robert Antelme, membre de la résistance, est arrêté et envoyé en déportation. Il va rester quelques mois à Gandersheim, un kommando proche de Buchenwald où il fera différents travaux extérieurs avant de travailler dans une usine dans des conditions très éprouvantes. Alors que les alliés approchent du camp, il est transféré vers Dachau où il sera libéré le 29 avril 1945. Il raconte dans ce livre ce qu’il a vécu dans les camps.
 

Avis :

Robert Antelme L'espèce humaine

Il y a trois ans environ, j’ai eu un gros coup de cœur pour Marguerite Duras dont j’ai dévoré de nombreux livres. Et puis, un jour, je suis tombé sur La Douleur, un livre qui m’a bouleversé. Duras y raconte la fin de la guerre et l’attente du retour de son mari déporté. Ce mari, c’est Robert Antelme qui lui même avait écrit un livre relatant son passage dans les camps. Alors j’ai eu envie d’en savoir plus, j’ai acheté ce livre mais j’ai mis longtemps avant de le lire. On ne sait jamais lorsque l’on se plonge dans ce genre de récit, quelles horreurs se cachent dans ces pages.
Cette semaine, je l’ai enfin lu. Ce qu’il y a de plus effroyable finalement c’est qu’on a beau avoir étudié cette période à l’école, on a beau avoir vu Nuit et Brouillard ou lu Semprun, on croit savoir, mais il reste toujours des choses à apprendre. Comme le dit Antelme dans l’extrait que j’ai choisi, « il faudrait ajouter bout à bout toutes les histoires, où rien n’est négligeable ».
Ce que j’ai trouvé particulièrement enrichissant dans ce témoignage, c’est qu’au delà du récit des conditions inhumaines dans lesquelles il a été détenu, Robert Antelme s’attache aussi à décrire et à comprendre les comportements. Ceux des déportés entre eux, mais aussi des SS envers les déportés. On y découvre notamment que les nazis avaient nié « l’espèce humaine » des déportés qu’ils voyaient plutôt comme des animaux que comme des prisonniers. C’est un témoignage très enrichissant qui m’apparaît comme un livre fondamental sur les camps de concentration nazis et que je vous invite bien évidemment à lire.

 

Extrait :

 
Il n’y a pas grand-chose à leur dire, pensent peut-être les soldats. On les a libérés. On est leurs muscles et leurs fusils. Mais on n’a rien à dire. C’est effroyable, oui, vraiment, ces Allemands sont plus que des barbares ! Frightful, yes, frightful ! Oui, vraiment, effroyable.

Quand le soldat dit cela à haute voix, il y en a qui essaient de lui raconter des choses. Le soldat, d’abord écoute, puis les types ne s’arrêtent plus : ils racontent, ils racontent, et bientôt le soldat n’écoute plus.

Certains hochent la tête et sourient à peine en regardant le soldat, de sorte que le soldat pourrait croire qu’ils le méprisent un peu. C’est que l’ignorance du soldat apparaît, immense. Et au détenu sa propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en bloc. Devant le soldat, il sent déjà surgir en lui sous cette réserve, le sentiment qu’il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie, intransmissible.

D’autres encore disent avec le soldat et sur le même ton que lui : « Oui, c’est effroyable ! » Ceux-ci sont bien plus humbles que ceux qui ne parlent pas. En reprenant l’expression du soldat, ils lui laissent penser qu’il n’y a pas de place pour un autre jugement que celui qu’il porte ; ils lui laissent croire que lui, soldat qui vient d’arriver, qui est propre et fort, a bien saisi toute cette réalité, puisque eux-mêmes, détenus, disent en même temps que lui, la même chose, sur le même ton ; qu’ils l’approuvent en quelque sorte.

Enfin, certains semblent avoir tout oublié. Ils regardent le soldat sans le voir.

Les histoires que les types racontent sont toutes vraies. Mais il faut beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité, et, dans ces histoires, il n’y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité. Ici, il faudrait tout croire, mais la vérité peut être plus lassante à entendre qu’une fabulation. Un bout de vérité suffirait, un exemple, une notion. Mais chacun ici n’a pas qu’un exemple à proposer, et il y a des milliers d’hommes. Les soldats se baladent dans une ville où il faudrait ajouter bout à bout toutes les histoires, où rien n’est négligeable. Mais personne n’a ce vice. La plupart des consciences sont vite satisfaites et, avec quelques mots, se font de l’inconnaissable une opinion définitive. Alors, ils finissent par nous croiser à l’aise, se faire au spectacle de ces milliers de morts et de mourants. (Plus tard même, lorsque Dachau sera en quarantaine à cause du typhus, il arrivera que l’on mette en prison des détenus qui veulent à tout prix sortir du camp.)

Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend.

 
Note : Robert Antelme - L'espèce humaine 1 Robert Antelme L'espèce humaine

Amazon

1947 – 321 pages – ISBN : 978-2-07-029779-5
Robert Antelme (1917 – 1990) – Français

Sur la photo, de gauche à droite : Dionys Mascolo, Marguerite Duras, Robert Antelme.

Article initialement publié sur le blog Art Souilleurs

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Comments to: Robert Antelme – L’espèce humaine
  • 29 octobre 2010

    L’homme est capable du pire souvent et la connaissance des horreurs nazies n’a pas empêché la folie cambodgienne de Pol Pot ( c’était loin de nous) ni les horreurs de Mladic et Milosevic ( là c’était près de nous)

    René Girard dans “Des choses cachées depuis la fondation du monde” me semble livrer quelques éléments pour comprendre tout cela : la violence contagieuse emportant la foule, la désignation de bouc émissaire et tout cela depuis la préhistoire. A lire absolument

    Reply
  • […] m’apparaît donc d’autant plus important. Je me souviens d’une phrase de Robert Antelme, qui revenant des camps avait dit « Quand on me parlera de charité chrétienne, je […]

    Reply
  • 10 juin 2022

    Je ne pouvais pas lire plus d\’une dizaine de pages par jours, l\’horreur s\’empare immediatement de nous. Nous n\’avons pas faim, la fatigue du corps n\’est pas, nous pouvons marcher et pourtant en lisant ce document nous souffrons avec ces prisonniers. Ce livre est bouleversant. Je suis né juste après la guerre, très longtemps je n\’ai pas compris la \ »haine\ » des aînés pour les allemands. Puis il y eu la lecture de Primo Lévi et d\’autres et puis si tardivement le livre d\’\’Antelme, pardon, mais maintenant je comprends. Cette civilisation, notre civilisation est morte dans les camps de concentrations, ce que nous vivons va probablement terminer l\’ horreur par l\’horreur.

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