Marguerite Duras – La douleur
Résumé :
Ce livre, que Marguerite Duras présente comme la publication du journal intime qu’elle tenait au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, relate l’angoisse insoutenable de l’attente du retour de son mari Robert Antelme, résistant déporté en camp de concentration. Mais à ce récit succèdent des textes plus brefs, tous plus ou moins inspirés à cette période, dont Duras précise au début s’ils sont inventés ou non.
Extrait :
Sur tous les fronts on avance. L’Allemagne, réduite à elle-même. Le Rhin est traversé, c’était couru. Le grand jour de la guerre : Remagen. C’est après que ça a commencé. Dans un fossé, la tête tournée contre terre, les jambes repliées, les bras étendus, il se meurt. Il est mort. A travers les squelettes de Buchenwald, le sien. Il fait chaud dans toute l’Europe. Sur la route, à côté de lui, passent les armées alliées qui avancent. Il est mort depuis trois semaines. C’est ça, c’est ça qui est arrivé. Je tiens une certitude. Je marche plus vite. Sa bouche est entrouverte. C’est le soir. Il a pensé à moi avant de mourir. La douleur est telle, elle étouffe, elle n’a plus d’air. La douleur a besoin de place. Il y a beaucoup trop de monde dans les rues, je voudrais avancer dans une grande plaine, seule. Juste avant de mourir, il a dû dire mon nom. Tout le long de toutes les routes d’Allemagne, il y en a qui sont allongés dans des poses semblables à la sienne. Des milliers, des dizaines de milliers, et lui. Lui qui est à la fois contenu dans les milliers des autres, et détaché pour moi seule des milliers des autres, complètement distinct, seul. Tout ce qu’on peut savoir quand on ne sait rien, je le sais. Ils ont commencé par les évacuer, puis à la dernière minute, ils les ont tués. La guerre est une donnée générale, les nécessités de la guerre aussi, la mort. Il est mort en prononçant mon nom. Quel autre nom aurait-il pu prononcer ?
Avis :
C’est un livre étrange, aussi déroutant que fascinant. Plus je lis Duras, plus elle m’apparaît comme mystérieuse et il me semble vraiment que l’auteur et son œuvre se confondent. Je n’arrive toutefois pas encore à déterminer si c’est l’acte d’écrire qui a transformé la femme ou bien si c’est la femme qui s’est consciemment construit un personnage. Je me dis parfois que c’est une mystificatrice, mais je n’arrive jamais à y croire tout à fait : il suffit d’entendre ses entretiens pour prendre conscience de la place vitale de l’écriture dans la vie de Duras, de tout le mal-être qui sous-tend son œuvre. Pour revenir au livre plus précisément, il m’a semblé tout à fait édifiant en ce qui concerne la retranscription de l’état d’esprit de l’époque : je crois que ce n’est qu’à travers ce genre de témoignage qu’on peut “se rendre compte” de ce que ça représentait : la fin de la guerre, le retour des camps, la prise de conscience de l’horreur…
Je ne remets pas en question la dimension autobiographique de l’œuvre, mais comme il n’y a pour moi pas de différence de style entre Duras auteur de romans et Duras dans son journal intime, j’aurais tendance à me méfier des péremptoires affirmations liminaires comme “Il s’agit d’une histoire vraie” ou “C’est inventé”. Je perçois plutôt l’ensemble comme profondément inspiré du vécu mais perçu à travers le filtre de la fiction.
Note :
Marguerite Duras (1914-1996) – Française
218 pages – 1985 – ISBN : 978-2-07-038704-5
décembre 13th, 2008 à 2:14
Contrairement à Violaine, ce livre a été pour moi un énorme coup de cœur et c’est l’un des livres de Duras que je préfère.
Il s’agit d’un témoignage très puissant sur l’horreur des camps de concentration, parce qu’il apporte cette vision extérieure des camps : celle de l’attente de quelqu’un que l’on aime et que l’on sait enfermé là-bas. Duras raconte sans tabous (c’est d’ailleurs ce qu’Antelme lui reprochera ensuite) et à merveille cette attente puis, au moment du retour d’Antelme, la façon dont elle s’en est occupée, pour sauver ce presque mort, le réalimenter petit à petit.
Mais au de-là de cette dimension “historique”, c’est aussi cette histoire fascinante qui entoure le livre. Marguerite Duras n’était pas particulièrement pour le mariage. Son mariage avec Antelme a été fait au début de la guerre, une façon pour eux de dire au monde “faites-vous la guerre, nous on se marie”. Tous deux entrent en résistance sous les ordres de François Mitterrand, surnommé Morland à cette époque. Antelme est arrêté puis déporté par la gestapo, Duras y échappe de peu, prévenue à temps par Mitterrand. Pendant la période de déportation d’Antelme, il se passe beaucoup de choses pour Duras, mais passons.
La fin de la guerre arrive et Mitterrand, envoyé comme représentant français à Dachau repère Antelme dans un état désastreux, à quelques jours d’une mort certaine. En rusant, il le fait sortir du camp et c’est Dionys Mascolo, alors amant de Duras, qui va aller le chercher et le ramener en France.
Bref, pour moi ce livre c’est tout ça : ce témoignage bouleversant, très dur mais aussi très réaliste ; cette histoire incroyable de la résistance de Duras-Antelme-Mascolo-Mitterrand et puis aussi, et surtout, l’application que prend Duras pour parler des camps sans juger “La seule réponse à faire à ce crime est d’en faire un crime de tous. De le partager. De même que l’idée d’égalité, de fraternité. Pour le supporter, pour en tolérer l’idée, partager le crime”.
Un livre porteur de beaucoup de messages, en marge du reste de l’œuvre de Duras mais à ne pas laisser de côté pour autant, bien au contraire.
avril 4th, 2011 à 22:31
J’ai aimé ce livre et sa force.
J’ai lu que Duras l’avait écrit puis oublié, et qu’elle a retrouvé le manuscrit des décennies plus tard.