Résumé :

De A à Z, suivant toutes les lettres de l’alphabet, Gwenaëlle Aubry dresse un portrait en vingt-six angles de son père, brillant personnage pourtant atteint d’une maladie mentale qui l’entraînera vers sa chute. Tout au long du livre, on voit défiler tous les rôles que jouait son père, tantôt sublimes, tantôt en pleine déchéance.

Extrait :

Voilà encore quelque chose que j’ignore, un partage que je ne sais pas faire : j’ai passé l’âge de rêver d’un père-héros (n’importe quel héros, d’ailleurs, un grand poète, un grand résistant, ou l’un des personnages de ces films qu’il nous emmenait voir le dimanche après-midi à l’Odéon : James Bond, Indiana Jones, Luke Skywalker). Cet âge-là, je crois d’ailleurs que je ne l’ai jamais eu. Et il m’a fallu de longues années avant d’essayer d’imaginer ce que ce pourrait être que d’avoir un père “normal”. En fait, je n’ai pratiqué l’exercice qu’une ou deux fois, au prix d’un grand effort, et pour un résultat désastreux : une espèce de vignette publicitaire, insistante, cependant, et d’une grande netteté, un homme mûr, grisonnant et hâlé, assis dans son jardin un soir d’été avec, à portée de main mais hors cadre, une femme, un chien et des outils de jardinage. Cet homme ne ressemble pas à mon père. Il est grand, mince, sportif, le regard ferme et clair. Je ne crois pas l’avoir jamais rencontré. Ce cliché, il me semble que je l’ai composé à partir d’images auditives, de ce mélange d’assurance et d’enfantillage qu’ont dans la voix les filles-qui-ont-un-père (ou pire encore, qui écrivent sur leur père). Mais le plus difficile, et le plus intéressant, c’était d’essayer d’en capter l’effet : autour de cette image, le monde était raffermi, recomposé, sillonné de routes droites et claires, et j’avais la sensation précise, quoique fugace, que sur ces routes je pouvais avancer, droite, moi aussi, et ferme, et campée, sans inquiétude ni curiosité, ignorante des marges et des dérives, radieuse et bornée.
J’ai eu un père. Ce père n’était ni un héros, quoique sa vie entière il ait combattu l’ombre en lui, ni un homme ordinaire. Mais il m’a légué un monde héroïque, un monde infini et labile, opaque et foisonnant, plein de chausse-trapes et de coulisses, de bas-côtés et de lignes de fuite, de monstres, aussi, et de spectres plus ou moins arrangeants, et avec ce monde le désir de l’arpenter et de le dire.

Avis :

Il y a quelques semaines, Arnaud Cathrine se réjouissait de l’attribution du prix Femina à Gwenaëlle Aubry. Pour ma part j’étais un peu déçu, j’avais lu et adoré “Jan Karski” de Haenel qui figurait dans les nominés et que j’aurais bien vu remporter le titre. Cathrine m’a alors conseillé de lire “Personne” et voici comment ce livre arrive sur ce blog !
Effectivement, “Personne” est un livre qui ne peut pas laisser indifférent. Très personnel et très sincère, c’est avec beaucoup de douceur que Gwenaëlle Aubry dresse le portrait de ce père. Loin de le juger, c’est plutôt avec nostalgie qu’elle semble voir son père, peut-être aussi avec regrets :

“Je lui ai demandé pardon, du fond du cœur pardon, pardon une dernière fois d’avoir porté sa peine au lieu de l’alléger, d’en avoir souffert plutôt que de l’aimer, pardon d’avoir tant cherché à me consoler de lui.
(Je ne fais rien d’autre, finalement, écrivant ce livre, que prononcer son nom.)”

Car François-Xavier Aubry, issu d’une famille plutôt bourgeoise a longtemps tenté, en vain, de rester dans le rang, fidèle à l’image que l’on attendait de lui, jusqu’à sombrer petit à petit au point de devenir un marginal. Tout au long du livre, de ces 26 facettes, on se laisse donc porter par cette vision très intimiste mais aussi par ce regard de petite fille que Gwenaëlle Aubry n’a pas oublié car il n’est pas toujours facile de se construire avec un père pas toujours présent, tiraillé par une maladie qu’on ne nomme pas vraiment. Le livre est d’autant plus beau qu’il intègre des morceaux d’un texte rédigé par son père où il parle de ses souffrances et de ses espérances.
Bref, “Personne” est un livre réussi, c’est indéniable, mais pour boucler la boucle je continue de préférer “Jan Karski” que j’aurais bien aimé voir avec le bandeau du prix Femina !!

Malice a été bouleversée par la lecture de ce livre tout comme Nicole qui le juge d’une grande qualité littéraire. Avis partagé par Mango qui en plus, et on la félicite, a atteint son “2% littéraire” avec ce livre !

Note :

Prix Femina 2009
Gwenaëlle Aubry (1971) – Française
159 pages – 2009 – ISBN : 978-2-7152-2929-7