Résumé :

L’auteur revient sur une expérience difficile : de l’enfance insouciante au café-épicerie de ses parents, elle entre ensuite à “l’école libre”, un autre monde dans lequel elle prend conscience qu’elle ne vient pas du même milieu que les autres filles. Entre honte et culpabilité, elle cherche dans les mots une façon de retranscrire cette déchirure.

Extrait :

Je voyais les grosses chaussures de mon père pleines d’herbes collées avancer à côté des miennes, ma mère avait sa belle robe à rayures bleues, je me serrais contre elle. Cinq ans, six ans, je les aime, je les crois. Bon Dieu, à quel moment, quel jour la peinture des murs est-elle devenue moche, le pot de chambre s’est mis à puer, les bonshommes sont-ils devenus de vieux soûlographes, des débris… Quand ai-je eu une trouille folle de leur ressembler, à mes parents… Pas en un jour, pas une grande déchirure… Les yeux qui s’ouvrent… des conneries. Le monde n’a pas cessé de m’appartenir en un jour. Il a fallu des années avant de gueuler en me regardant dans la glace, que je ne peux plus les voir, qu’ils m’ont loupée… Progressivement. La faute à qui. Et tout n’a pas été si noir, toujours eu des plaisirs, ça me sauvait. Vicieuse.

Avis :

Une écriture de l’instant, saccadée, très déroutante au premier abord. Ainsi se présente le premier livre d’Annie Ernaux, donnant l’impression d’un témoignage pris sur le vif. On ressent pleinement le mal-être causé par la déchirure sociale : à un âge où avoir des repères devient essentiel, l’adolescente en est privée et doit apprendre à évoluer entre deux mondes que tout sépare. Elle exprime clairement l’ambiguïté des rapports qu’elle entretient avec ses parents, l’évolution de ses sentiments vis-à-vis d’eux, tout en faisant preuve d’un jugement intraitable à l’égard d’elle-même. Il s’agit avant tout de faire son propre procès. Comme si elle cherchait à expier une faute, elle se voit marquée par un sentiment profond de culpabilité, comme une tare contre laquelle elle ne pourrait lutter mais dont les effets se retournent contre elle et transparaissent dans une écriture destructrice. Un livre très fort.

Note :

Annie Ernaux (1940) – Française
182 pages – 1973 – ISBN : 978-2-07-037600-1