Fedor Dostoïevski – Les Démons
Résumé :
Le narrateur prend en charge un récit obscur et lacunaire, en tant que témoin partiel des événements : un groupe de révolutionnaires athées menés par Piotr Stépanovitch mène de troubles actions dans une petite ville de province en Russie. Il tente de s’attirer la bienveillance de Nikolaï Vsévolodovitch Stravroguine, jeune homme étrange, atteint d’une certaine forme de folie.
Extrait :
- Vous aimez les enfants ?
- Oui, répondit Kirillov, avec, du reste, une certaine indifférence.
- Donc, la vie aussi, vous l’aimez ?
- Oui, la vie aussi, je l’aime, pourquoi ?
- Si vous avez décidé de vous suicider.
- Et alors ? Pourquoi sur le même plan ? La vie, c’est une chose ; ça, autre chose. La vie, elle existe, la mort – pas du tout.
- Vous avez commencé à croire à la vie éternelle dans l’avenir ?
- Non, pas dans l’avenir, la vie éternellement dans le présent. Il y a des minutes, vous touchez des minutes, et, le temps, d’un seul coup, il s’arrête, et il existe dans l’éternité.
- Vous espérez en arriver à une minute de ce genre ?
- Oui.
- Dans notre temps à nous, je doute que ce soit possible, répliqua, là aussi, sans la moindre ironie, Nikolaï Vsévolodovitch, d’une voix lente et comme pensive. Dans l’Apocalypse, l’ange jure que le temps n’existera plus.
- Je sais. C’est très juste, ce qu’il y a dedans ; très clair, très précis. Quand l’homme tout entier aura atteint le bonheur, alors, le temps n’existera plus – parce que ce ne sera plus la peine. Une idée très juste.
- Et où pourra-t-on le fourrer, le temps ?
- Nulle part, le temps ce n’est pas un objet, c’est une idée. Il s’éteindra dans l’esprit.
- Vieux lieux communs philosophiques, les mêmes depuis le début des siècles, marmonna Stavroguine avec une sorte de regret dédaigneux.
- Les mêmes, toujours ! Les mêmes, depuis le début des siècles, et jamais aucun autre, jamais ! reprit Kirillov, les yeux luisants comme si cette idée contenait presque en elle-même sa victoire.
- Vous êtes très heureux, semble-t-il, Kirillov ?
- Oui, très heureux, répondit celui-ci, comme s’il donnait là encore une réponse des plus banales.
- Mais, récemment, vous étiez si affecté, vous en vouliez à Lipoutine ?
- Hum… maintenant, je ne dis plus rien. Je ne savais pas encore, à ce moment-là, que j’étais heureux. Vous avez vu une feuille – sur un arbre, une feuille ?
- Oui.
- J’en ai vu une, l’autre jour, une jaune, encore un peu de vert, un peu moisie déjà, sur les bords. Le vent qui la portait. J’avais dix ans, l’hiver, exprès, je fermais les yeux et je m’imaginais une feuille – verte, brillante, avec ses nervures, et le soleil qui brille. J’ouvrais les yeux, je n’y croyais pas, parce que c’était très bien, et je les refermais.
- Qu’est-ce que c’est ? une allégorie ?
- Non… pourquoi ? Pas une allégorie, non, je dis une feuille, tout simplement, juste une feuille. Une feuille, c’est bien. Tout est bien.
- Tout ?
- Tout. L’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux. Ca, c’est tout, tout ! Celui qui réussit à le savoir, il devient heureux, tout de suite, à l’instant même.
Avis :
J’ai tout à fait conscience que le résumé n’a rien d’attrayant. Le récit est extrêmement complexe, il part dans toutes les directions, évoquant nombre de personnages qu’on a souvent du mal à resituer ; sa longueur (3 tomes) peut aussi paraître décourageante. Mais quel bonheur de se plonger dans un livre de Dostoïevski : la magie de ses mots est unique (je ne devrais pas parler ainsi d’une traduction, mais enfin, je la suppose fidèle à l’original…), jamais je n’ai lu de dialogues aussi mystérieux et aussi profonds que chez cet auteur, et même si on ne comprend pas tout, on pressent la profondeur du propos. Il est assez édifiant aussi de s’informer sur les idées politiques de Dostoïevski : dans Les Démons, il semble s’inscrire contre le socialisme athée ; pourtant à la lecture, on sent qu’il dit beaucoup plus de choses. Il transcrit avec beaucoup de finesse l’opacité de l’âme humaine et met en évidence les dangers d’un fanatisme trop prononcé. Les personnages se succèdent sur la scène de drames étranges, innocents ou damnés, ils se dirigent inexorablement vers une fin tragique. C’est une atmosphère unique, quasiment intranscriptible en mots, alors je ne peux que vous conseiller de lire cet auteur, mais de commencer plutôt par L’Idiot, roman sublime et plus accessible que Les Démons. Pour ceux que ça intéresse, d’autres en parlent beaucoup mieux que moi.
Note :
Fedor Dostoïevski (1821-1881) – Russe
1280 pages (3 tomes) – 1872 - ISBN (tome 1) : 978-2742704927
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