Annie Ernaux – La honte
Résumé :
Annie Ernaux revient sur un épisode survenu au cours de sa douzième année : un jour, lors d’une dispute entre ses parents, son père a failli tuer sa mère. Episode-charnière traumatisant, il ouvre chez la jeune fille l’ère de la honte, et en même temps une fracture dans l’existence, d’où naît le besoin d’écrire.
Extrait :
Je regarde ces photos jusqu’à perdre toute pensée, comme si, à force de les fixer, j’allais réussir à passer dans le corps et la tête de cette fille qui a été là, un jour, sur le prie-dieu du photographe, à Biarritz, avec son père. Pourtant, si je ne les avais jamais vues, qu’on me les montre pour la première fois, je ne croirais pas qu’il s’agisse de moi. (Certitude que “c’est moi”, impossibilité de me reconnaître, “ce n’est pas moi”.)
Trois mois à peine les séparent, la première date de début juin, la seconde de fin août. Elles sont trop différentes par le format, la qualité, pour indiquer un changement certain dans ma silhouette et ma figure, mais il me semble que ce sont deux bornes temporelles, l’une, la communiante, à la fin de l’enfance qu’elle ferme, l’autre, inaugurant le temps où je ne cesserai plus d’avoir honte. Peut-être ne s’agit-il que du désir de découper dans la durée de cet été-là une période précise, comme le ferait un historien. (Dire “cet été-là” ou “l’été de mes douze ans” c’est rendre romanesque ce qui ne l’était pas, pas plus que ne l’est pour moi l’actuel été 95 dont je n’imagine même pas qu’il pourra passer un jour dans la vision enchantée que suggère l’expression “cet été-là”.)
Avis :
On retrouve dans ce livre des thèmes chers à Annie Ernaux : la fracture sociale, l’interrogation sur ce qu’on peut saisir dans le passé de ce qui subsiste de l’être qu’on est devenu. L’auteur revient aux sources mêmes de ce qui l’a poussé à écrire, et c’est ce qui fait tout l’intérêt du livre. La mise en perspective de la subjectivité de l’individu en lien avec l’époque, les événements qui ont eu lieu à ce moment-là, la mise en mots romanesque de la vie sont traités sur le mode implicite d’une quête des origines de l’écriture. Un ensemble de réflexions qui s’organisent en faisceaux convergents autour d’un événement destructeur et paradoxalement créateur. Encore une perle de cette auteur, que je lis avec de plus en plus d’intérêt et de passion.
Note :
Annie Ernaux (1940) – Française
133 pages – 1996 – ISBN : 2-07-074787-5
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