Résumé :

Cette biographie romancée du célèbre auteur américain de SF Philip K. Dick (que je ne connaissais que de nom avant de lire ce livre) nous invite à entrer dans l’univers déjanté de ce personnage paranoïaque à la vie tout à fait fascinante. Carrère s’attache à nous montrer comment les livres de Dick et la réalité telle qu’il l’appréhendait s’entremêlèrent de façon inextricable pour lui, ce qui contribua à l’élaboration du mythe qui pedure encore aujourd’hui autour de Dick.

Extrait :

Voici deux exemples de conversion.
Saül, jeune juif pieux et, à ce titre, persécuteur passionné de la secte chrétienne, subit sur le chemin de Damas une étrange expérience, au sortir de laquelle il devient l’apôtre Paul et s’en va répétant, avec la contagieuse ferveur que l’on sait : “Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi”.
Le héros du roman d’Orwell 1984 trouve peu à peu le courage de s’opposer à la tyrannie de Big Brother. Mais il est arrêté, soumis à la torture et à des manipulations mentales si efficaces qu’à la fin du livre, loin de lui manifester une allégeance factice, “il aime Big Brother”.
Il y a plusieurs différences entre ces histoires. D’abord celle qui sépare la torture de l’illumination, bien que dans les deux cas on ait affaire au viol d’une conscience humaine. Ensuite, Orwell et ses lecteurs s’accordent à trouver le héros de 1984 magnifiquement lucide avant son arrestation, tragiquement aliéné ensuite, tandis que l’auteur des Actes des Apôtres et sans doute la majorité de ses lecteurs partagent la certitude qu’a Saint Paul d’avoir gagné au change. Reste ce fait troublant que la même certitude anime le converti et la victime d’un lavage de cerveau : c’est maintenant, aimant le Christ ou Big Brother, qu’ils sont dans le Vrai ; avant, ils se trompaient : la preuve, ils ne craignaient rien tant que de voir advenir ce qui leur est advenu et qui est en fait le plus grand des biens. Cette rupture rend le commerce entre le converti et son entourage à peu près aussi difficile qu’entre Dracula et le docteur Van Helsing dans les films de vampires : si les hommes ont si peur d’être mordus par les morts vivants, c’est parce qu’ils devinent qu’une fois contaminés ils s’en réjouiront. Le plus effrayant, vu d’avant, c’est qu’après il ne reste de soi que ce qui se réjouit de n’être plus soi. Avant, c’est soi qui a peur ; après, c’est un autre qui triomphe.

Avis :

Ce fut pour moi un véritable plaisir de découvrir l’univers complètement allumé de Philip K. Dick. Cette espèce de Don Quichotte du XXe siècle a mené une vie tout à fait hallucinante, entre la drogue, les illuminations mystiques et les délires paranoïaques ; pas étonnant qu’il fasse encore parler de lui aujourd’hui. Emmanuel Carrère réussit à rendre sa biographie passionnante, et à nous faire mieux comprendre la manière de fonctionner de ce personnage hors du commun, tout en nous le rendant attachant. J’ai aussi beaucoup aimé la façon dont la réalité qu’il crée dans ses livres le rattrape en quelque sorte dans son existence (une idée qui est d’ailleurs chère à Emmanuel Carrère). Tout ça donne très envie de se plonger dans l’univers de la SF, d’autant que Dick apparaît comme un auteur particulièrement inspiré en ce qui concerne les intrigues qu’il crée (Blade Runner et Total Recall sont inspirés de ses récits).
Je me suis demandé aussi dans quelle mesure cette biographie était fiable, vu qu’elle est quand même extrêmement documentée ; mais je pense que Carrère est resté fidèle à l’esprit des biographies précédentes de Dick ainsi qu’à l’atmosphère de ses livres, comme il le précise à la fin de son récit. A lire comme un roman ou comme une biographie donc, mais ça reste en tous les cas une lecture captivante.

Note :

Emmanuel Carrère (1957) – Français
373 pages – 1993 – ISBN : 2-02-029154-1