Mathias Enard - Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphantsRésumé :

Michel-Ange est dans une situation précaire : il n’a pas de nouvelles du pape Jules II, à qui il doit construire un tombeau, et surtout,  il n’a reçu de celui-ci aucune avance financière. Il s’embarque alors pour Constantinople, où le sultan Bajazet lui propose de construire un pont  sur la Corne d’Or. Fasciné par le monde oriental, Michel-Ange se met rapidement au travail mais les choses ne se passent pas vraiment comme il le souhaite.

Extrait :

Ton ivresse est si douce qu’elle me grise.
Tu souffles doucement. Tu es en vie. J’aimerais passer de ton côté du monde, voir dans tes songes. Rêves-tu d’un amour blanc, fragile, là-bas, si loin ? D’une enfance, d’un palais perdu ? Je sais que je n’y ai pas ma place. Qu’aucun de nous n’y aura sa place. Tu es fermé comme un coquillage. Il te serait pourtant facile de t’ouvrir, une fente minuscule où s’engouffrerait la vie. je devine ton destin. Tu resteras dans la lumière, on te célébrera, tu seras riche. Ton nom immense comme une forteresse nous dissimulera de son ombre. On oubliera ce que tu as vu ici. Ces instants disparaîtront. Toi-même tu oublieras ma voix, le corps que tu as désiré, tes tremblements, tes hésitations. Je voudrais que tu en conserves quelque chose. Que tu emportes une partie de moi. Que se transmette mon pays lointain. Non pas un vague souvenir, une image, mais l’énergie d’une étoile, sa vibration dans le noir. Une vérité. Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l’amour ; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en parlant de batailles, de rois, d’éléphants, et d’êtres merveilleux ; en leur racontant le bonheur qu’il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l’amour, l’amour, cette promesse d’oubli et de satiété. Parle-leur de tout cela, et ils t’aimeront ; ils feront de toi l’égal d’un dieu. Mais toi  tu sauras, puisque tu es ici tout contre moi, toi le Franc malodorant que le hasard a amené sous mes mains, tu sauras que tout cela n’est qu’un voile parfumé cachant l’éternelle douleur de la nuit.

Avis :

Ma découverte de Mathias Enard me laisse assez indécise : j’ai apprécié le style de l’écrivain mais je n’ai pas beaucoup accroché à l’histoire. La réflexion sur l’art et la condition de l’artiste qui s’esquisse au fil de ce court roman est pourtant intéressante, mais j’ai regretté l’approche trop superficielle  que l’auteur propose de Michel-Ange, ainsi que la brièveté du récit. Tout est dans la suggestion-  ce que je trouve en général appréciable – mais là j’ai vraiment eu le sentiment qu’on survolait trop les choses. La fin m’a laissé un goût d’inachevé. C’est dommage car un certain nombre d’éléments m’ont charmée : l’alternance du récit avec des passages à la deuxième personne (qui sont, je trouve,  les plus réussis), le personnage de Mesihi qui apparaît dans son traitement presque plus intéressant que Michel-Ange. Mais l’ensemble m’a paru un peu trop brut, manquant de fluidité dans la construction ; comme une ébauche trop vite abandonnée. Et je réalise en écrivant ces lignes que finalement, Mathias Enard a donné à son récit exactement la même allure qu’au pont que doit construire Michel-Ange : la beauté et la perfection qu’il laisse pressentir s’estompent au gré des aléas de l’existence. Il ne restera à la fin qu’une ébauche tandis que l’art continuera par intermittence à divertir les hommes.

Note :

Mathias Enard (1972) – Français
154 pages – 2010 – ISBN : 978-2-7427-9362-4