Résumé :

Jed Martin est un artiste. Un brin misanthrope, ce personnage mystérieux et séduisant parcourt le chemin de son existence d’un pas nonchalant : il oscille entre pannes de chauffe-eau et pannes d’inspiration, mais de façon neutre, sans vraiment que cela ait une incidence sur sa vie de tous les jours. Pourtant, il n’est pas dénué de sensibilité, il retranscrit le monde dans ses œuvres avec un génie que le grand public est unanime à reconnaître. Jed est finalement un héros ordinaire, un être humain qui regarde sa vie passer sans trop s’en rendre compte, ce qui le rend aussi insignifiant qu’attachant.

Extrait :

Jed ne se souvenait plus quand il avait commencé à dessiner. Tous les enfants dessinent sans doute, plus ou moins, il ne connaissait pas d’enfants, il n’était pas sûr. Sa seule certitude à présent, c’est qu’il avait commencé à dessiner des fleurs – sur des cahiers de petit format, a l’aide de crayons de couleur. Les mercredis après-midi généralement, et
parfois les dimanches, il avait connu des moments d’extase, seul dans le jardin ensoleillé, pendant que la baby-sitter téléphonait à son petit ami du moment. Vanessa avait dix-huit ans, elle était en première année d’économie à l’université de Saint-Denis/ Villetaneuse, et pendant longtemps elle fut le seul témoin de ses premiers essais artistiques. Elle trouvait ses dessins jolis, elle le lui disait et elle était sincère, cependant elle lui jetait parfois des regards perplexes. Les petits garçons dessinent des monstres sanguinaires, des insignes nazis et des avions de chasse (ou, pour les plus avancés d’entre eux, des chattes et des bites), des fleurs rarement. Jed l’ignorait alors, et Vanessa tout autant, mais les fleurs ne sont que des organes sexuels, des vagins bariolés ornant la superficie du monde, livrés à la lubricité des insectes. Les insectes et les hommes, d’autres animaux aussi, semblent poursuivre un but, leurs déplacements sont rapides et orientés, alors que les fleurs demeurent dans la lumière, éblouissantes et fixes. La beauté des fleurs
est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur Terre bien sûr mais elles tout particulièrement, et comme les animaux leur cadavre n’est qu’une grotesque parodie de leur être vital, et leur cadavre, comme celui des animaux, pue – tout cela, on le comprend dès qu’on a vécu une fois le passage des saisons, et le pourrissement des fleurs, Jed l’avait pour sa part compris dès l’âge de cinq ans et peut-être avant, car il y avait beaucoup de fleurs dans le parc autour de la maison du Raincy, beaucoup d’arbres aussi, et les branches des arbres agitées par le vent étaient peut-être une des premières choses qu’il avait aperçues lorsqu’il était roulé dans son landau par une femme adulte (sa mère ?), en dehors des nuages et du ciel. La volonté de vivre des animaux se manifeste par des transformations rapides – une humectation du trou, une raideur de la tige, et plus tard l’émission du liquide séminal – mais cela il ne le découvrirait que plus tard, sur un balcon de Port-Grimaud, par l’entremise de Marthe Taillefer. La volonté de vivre des fleurs se manifeste par la constitution de taches de couleur éblouissantes, qui rompent la banalité verdâtre du paysage naturel, comme la banalité en général transparente du paysage urbain, dans les municipalités fleuries tout du moins.

Avis :

N’ayant jamais lu Houellebecq auparavant, je partais quand même avec un a priori négatif sur l’auteur auquel j’associais par ouï-dire  médiatique les termes peu flatteurs de “misanthrope” et “ordurier”. J’ai acheté son dernier roman suite à la lecture d’une critique élogieuse … je l’ai regretté quand il a reçu le Goncourt deux jours plus tard, me rappelant de mauvais souvenirs. Mais contre toute attente, j’ai été bluffée. Bon, au début, j’ai trouvé ça long et chiant. Et puis, je me suis habituée à ce style détaché, mi figue mi raisin et subtilement ironique. Je n’ai toujours pas réussi à déterminer si Houellebecq se fiche ouvertement de son lectorat, ou s’il envisage ce qu’il fait comme de la littérature. Je suis parvenue à la conclusion qu’on s’en fout. Puisque le résultat, c’est une espèce d’OLNI (L pour Littéraire, j’ose le préciser) qui fait drôlement cogiter. Ce qui m’a le plus touchée, c’est la médiocrité omniprésente du style qui déteint sur l’existence du héros, Jed Martin, telle que Houellebecq la dépeint. Il y a quelque chose de bovaryen dans cette écriture : un mélange de nostalgie et de ridicule dont naît inexplicablement  une profondeur de réflexion insoupçonnée. J’ai aussi pensé à Stendhal, qui aime à promener son miroir et son lecteur le long des chemins. Houellebecq incarne à mes yeux à travers ce roman le réalisme du vingt-et-unième siècle : une post-littérature désenchantée mais qui ne manque pas d’humour et qui, contre toute attente, a encore quelque chose à nous dire.  Le style a beau être plat, d’une banalité navrante, c’est paradoxalement ce qui fait sa saveur.   J’ai été assez amusée de lire ça et là que ce roman est un “autoportrait” de son auteur, réflexion étayée -cela va sans dire- par force arguments. Je crois bien que Houellebecq est plus malin qu’il ne veut le laisser paraître et je l’imagine tout à fait en mystificateur chevronné. Est-ce Tchouang Tseu qui rêve qu’il est un papillon ou est-ce le papillon qui rêve qu’il est Tchouang Tseu ? Est-ce Houellebecq qui se rêve en auteur génial ou est-ce le génie de la littérature qui s’est emparé de Houellebecq? Je me garderai bien de trancher mais cette prometteuse entrée en matière me donne envie d’en lire plus : j’aime bien me laisser balader.

Note :

Michel Houellebecq (1956) – Français
428 pages – 2010 – ISBN : 978-2-0812-4633-1