Résumé :

Aurélien a fait la guerre 14-18. Dans les années 20, il se retrouve à errer dans Paris : rentier, il gagne suffisamment d’argent pour pouvoir vivre sans travailler. La nuit, il traîne au Lulli’s où il côtoie des femmes avec lesquelles il a des aventures sans lendemain. Son existence hantée par la guerre bascule le jour où il rencontre Bérénice.

Extrait :

Peut-on dire de Bérénice qu’elle est jolie ? Il l’avait trouvée laide, d’abord. Il l’avait mal regardée. La question n’est pas qu’elle soit jolie. Elle est autre chose. Elle a un charme… Voilà ce qu’il y a… il retrouve bien les traits, mais pas le secret de leur charme… comme un mot qui échappe… on sait comment il est fait… à peu près…s’il a des r dedans… combien de syllabes… on lui trouve ou des rimes ou des équivalents… mais le vrai mot, le mot qui chante…
Voilà ce qu’il y a : il ne retrouve pas ce qui chante en elle.
Il est sûr pourtant qu’il y a quelque chose qui chante en elle. Quoi? Ah dame ! Quelque chose qui chante comme son nom. Bérénice. Il se souvient d’avoir sur ce nom en toute innocence rêvé. Il l’avait mal vue alors. Il rêvait sur son nom sans vraiment penser à elle. Un nom qui fait rêver d’ailleurs. Mais elle est au-delà de son nom. Son nom fait rêver à elle. Elle a effacé toutes les Bérénices possibles, il n’y a qu’une Bérénice possible, plus qu’une Bérénice, une seule Bérénice, elle…Il ne retrouve pas ce qui chante en elle, le coeur de son chant.
Avec une inquiétude croissante, il cherche où le chant a son coeur. Il cherche à se souvenir. Que faut-il se souvenir d’elle, avant tout, surtout ? Est-ce cette passante imaginaire, en costume tailleur ? Ou plutôt cette danseuse qu’il a tenue dans ses bras, cette danseuse légère, et ses bras se souviennent, et se désespèrent en même temps de ne pas se souvenir… Pour la première fois, il vient de sentir son absence. Il vient de sentir son absence dans ses bras.
Mais est-ce bien là le chant de Bérénice ? Faut-il pour l’éprouver la tenir dans ses bras, comme n’importe quelle femme, ou son charme n’est-il pas ailleurs, dans sa gaîté, dans son silence, dans ses yeux fermés, dans ses yeux ouverts ? Tout à coup Aurélien retrouve l’émotion de cette main dans sa main, de cette main prisonnière, comme un oiseau qui frémit, et ce n’est pas l’oiseau qui est pris, c’est l’oiseleur.

Avis :

Un livre dont l’écriture m’a tout simplement transportée. La beauté de certaines pages, des passages qui vous touchent en plein cœur… la poésie de l’amour, Aragon sait parfaitement nous la faire ressentir, et ce n’est pourtant pas facile de ne pas sombrer dans les niaiseries auxquelles ce thème prédispose bien souvent.
Même l’intrigue qui, finalement, est assez simple pour un livre aussi long ne paraît pas légère. Aragon nous immerge sans difficulté dans cette époque si particulière de l’entre-deux guerres, où le mal-être ambiant contamine les personnages jusque dans leurs sentiments les plus profonds. Ceux-ci sont d’ailleurs peints avec beaucoup de minutie, ce qui permet au lecteur de s’identifier à eux, de s’émouvoir de leurs mésaventures, de les comprendre et de les aimer. Il y avait longtemps que des êtres de papier ne m’avaient pas semblé aussi proches, aussi humains jusque dans leur fragilité la plus absolue, alors je rends hommage à ce “profond connaisseur des choses humaines” qu’est Aragon, et à ce livre si beau dont la lecture me donnait souvent l’impression que les mots semblaient s’adresser à mon âme. Il y a des livres parfois qui épousent si bien notre état d’esprit qu’on croirait qu’ils ont été écrits pour nous ; Aurélien fait pour moi partie de ceux-là. Seule la fin m’a surprise et quelque peu déçue, mais ça ne m’empêche pas de conseiller ce chef d’oeuvre.

Note :

Louis Aragon (1897-1982) – Français
697 pages – 1944 – ISBN : 2-07-037750-4