Résumé :

Prenant pour point de départ un avis de recherche trouvé dans un vieux journal de 1941, le narrateur s’attache à reconstituer la vie de Dora Bruder, jeune fille juive déportée durant la Seconde Guerre Mondiale.
Le récit de ses investigations se mêle à des fragments autobiographiques, et se caractérise par un fort étayage documentaire. Ce n’est pas seulement l’ombre de Dora qui hante ces pages, mais celle de milliers d’anonymes juifs que Patrick Modiano ne veut pas laisser sombrer dans l’oubli.

Extrait :

Je me souviens de l’impression forte que j’ai éprouvée lors de ma fugue de janvier 1960 – si forte que je crois en avoir connu rarement de semblables. c’était l’ivresse de trancher, d’un seul coup, tous les liens : rupture brutale et volontaire avec la discipline qu’on vous impose, le pensionnat, vos maîtres, vos camarades de classe. Désormais, vous n’aurez plus rien à faire avec ces gens-là ; rupture avec vos parents qui n’ont pas su vous aimer et dont vous vous dites qu’il n’y a aucun recours à espérer d’eux ; sentiment de révolte et de solitude porté à son incandescence et qui vous coupe le souffle et vous met en état d’apesanteur. Sans doute l’une des rares occasions de ma vie où j’ai été moi-même et où j’ai marché à mon pas.
Cette extase ne peut durer longtemps. Elle n’a aucun avenir. Vous êtes très vite brisé net dans votre élan.
La fugue – paraît-il – est un appel au secours et quelquefois une forme de suicide. Vous éprouvez quand même un bref sentiment d’éternité. Vous n’avez pas seulement tranché les liens avec le monde, mais aussi avec le temps. Et il arrive qu’à la fin d’une matinée, le ciel soit d’un beu léger et que rien ne pèse plus sur vous. Les aiguilles de l’horloge du jardin des Tuileries sont immobiles pour toujours. Une fourmi n’en finit pas de traverser la tache de soleil.

Avis :

Je ne peux pas m’empêcher de rester un peu partagée sur ce livre. J’ai apprécié la sobriété de la démarche : la reconstitution de l’existence de Dora Bruder à partir des documents administratifs retrouvés la concernant et la très discrète mise en forme romanesque qui en découle donnent au récit un statut unique, d’où jaillit une émotion particulière et qui sonne juste.
Le revers de la médaille, c’est aussi cet excès d’objectivité ; j’ai longtemps attendu que quelque chose se passe dans le récit avan de me résigner à cette poésie du souvenir un peu frustrante telle que la conçoit Modiano, et dont j’ai regretté par moments la froideur. J’ai pourtant conscience qu’un excès de pathos aurait rompu toute la délicatesse du style mais un je ne sais quoi m’a empêchée d’y adhérer complètement. Je pense que c’est dû en partie à l’image pesante qu’on a encore aujourd’hui de la Shoah et qui place se livre dans le prolongement de tout une tradition de mémoire dont le poids est parfois écrasant.

Note :

Patrick Modiano ( 1945) – Français
1997 – 145 pages – ISBN : 2-07-040848-5