Résumé :

L’agent Wallas est envoyé pour enquêter sur le meurtre de Daniel Dupont, mais le corps de la victime a mystérieusement disparu. Il suppose qu’il s’agit d’un assassinat politique et arpente une ville aux allures de labyrinthe  qui lui rappelle des bribes de son enfance à la recherche d’éléments pour faire avancer l’enquête.

Extrait :

Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse ; il est six heures du matin.
Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde a sa place exacte.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire ça et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur oeuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.
Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. Il est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbres où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.
Quand tout est prêt, la lumière s’allume…

Avis :

Un livre tout à fait curieux. J’ai eu d’abord du mal à m’habituer au style : l’auteur s’applique à nous donner une profusion de détails inutiles qui empêchent dans un premier temps de bien comprendre la manière dont est construit le récit et l’évolution de l’enquête. Puis quelques lignes directrices semblent apparaître mais la structure circulaire de l’œuvre reste assez mystérieuse. C’est un peu comme si les indices étaient disséminés sur la route du lecteur qui, en quelque sorte, devient à son tour l’enquêteur. Le livre est aussi hanté par le mythe d’Oedipe et la recherche obsessionnelle d’une gomme ; ainsi, plusieurs réseaux de sens se superposent sans vraiment nous donner une solution nette à la fin. J’ai quand même apprécié cette lecture, admirant la construction minutieuse de l’intrigue, et finalement je me suis laissé séduire par le style, tellement objectif que les situations et les personnages pataugeant dans cette enquête nous apparaissent souvent assez ridicules (nous ne comprenons toutefois pas plus clairement qu’eux les faits évoqués). Troublante et bien sympathique, une lecture qui change de l’ordinaire.
Pour information, ce livre est le premier roman publié par Alain Robbe-Grillet (mais en fait, le second qu’il a écrit : le premier étant Un Régicide, écrit en 1949). En cherchant des infos dessus, j’ai trouvé beaucoup d’interprétations faites a posteriori à la lumière de l’histoire du Nouveau Roman, mais je trouve ça un peu dommage car je pense que le livre se suffit en soi. Disons qu’à mes yeux, des interprétations comme : “les gommes” symbolisent l’effacement des structures romanesques traditionnelles ; pourquoi pas, mais on a envie d’aller un peu plus loin…

Note :

Alain Robbe-Grillet (1922-2008) – Français
264 pages – 1953 – ISBN : 2-7073-0256-2